Forum interactif sur les savoirs autochtones
Du 22 au 24 juillet 2019 s’est tenu au site culturel Kinawit du Centre d’amitié autochtone de Val-d’Or, le Forum interactif Kapakan sur les savoirs autochtones. L’événement a permis de lancer officiellement les activités de l’Alliance Kapakan, une initiative de coproduction et de mobilisation des connaissances sur la réussite éducative et les formes d’apprentissage en contexte autochtone. Le Forum a rassemblé une soixantaine de personnes ̶ représentantes/représentants d’organisations autochtones, intellectuelles/intellectuels autochtones, chercheures/chercheurs universitaires, étudiantes/étudiants et conseillères de la Fondation Lucie et Andrée Chagnon ̶ partageant toutes et tous un intérêt pour l’éducation et la transmission des savoirs en contexte autochtone.
L’objectif de ce Forum était de mettre en commun des expériences, des enseignements, des expertises et des compétences reliés aux différents modes de transmission des connaissances qui ont cours dans le monde autochtone. L’événement a été l’occasion de s’instruire des principes, pratiques, initiatives, projets communautaires et actions collectives reposant sur la prise en compte de ces savoirs, afin de documenter les clés de l’apprentissage et de la réussite éducative et mieux circonscrire leur mise en application dans divers champs d’action communautaire, organisationnelle ou scolaire.
Déroulement des activités
En réponse à l’objectif central, le Forum a laissé beaucoup de place aux échanges entre les participantes/participants qui ont eu l’occasion de se présenter, de faire le récit de leurs parcours et d’énoncer leurs intérêts personnels et professionnels durant la première demi-journée. Plusieurs moments d’échanges sociaux et culturels ont aussi été expérimentés, notamment avec le partage des repas, la préparation collective d’un festin traditionnel, la réalisation de sweat lodges, la fabrication d’objets artisanaux et artistiques et un spectacle de danse traditionnelle.
Trois ateliers thématiques tenus en parallèle ont permis de se pencher sur les principales orientations scientifiques de l’Alliance Kapakan : 1) l’école, l’éducation et le système scolaire; 2) la langue et les modes d’apprentissage; 3) le rôle du territoire dans la transmission des connaissances.
Deux délégations mexicaines, spécialement invitées pour la circonstance, ont fait part de leurs propres expériences en matière d’éducation autochtone. La première était composée de membres du Centro de estudios para el desarrollo rural (CESDER), une organisation communautaire non gouvernementale localisée dans l’État de Puebla et dédiée à la formation des campesinos et des Autochtones de la région; le CESDER est un partenaire de longue date du Réseau DIALOG et de l’Institut national de la recherche scientifique (INRS). La seconde, placée sous la responsabilité de la professeure Dominique Raby, provenait Colegio de Michoacán; un étudiant et une étudiante autochtones l’accompagnaient.
What [we] are doing today. It is the beginning [of] when we are coming together and share the knowledge, [as] brothers, sisters, nations.
Irene Bearskin-House, Cree Women of Eeyou Istchee Association
Atelier thématique : école, éducation, système scolaire
Ce premier atelier s’est d’abord concentré sur la place accordée à la transmission de la culture dans le système standardisé de l’éducation, ainsi que sur les conséquences du déploiement de ce système sur l’identité. Par la suite, la discussion a porté sur les conditions propices à la création de lieux d’apprentissage sécuritaires et sur l’importance pour les enseignantes/enseignants et les dirigeantes/dirigeants des écoles de développer des pratiques culturellement sécurisantes à l’égard des élèves autochtones.
Responsabilité culturelle de l’éducation
Pour les participantes/participants de cet atelier, l’idée d’éducation va bien au-delà de la structure de l’école ou du système scolaire. Le système d’éducation standardisé a engendré une déconnexion identitaire et culturelle en mettant l’accent uniquement sur l’instruction formelle, en d’autres mots, sur l’apprentissage de notions ou de connaissances ayant peu d’ancrage dans les cultures autochtones. Cette déconnexion a commencé avec les pensionnats autochtones dont les impacts ont profondément altéré les marqueurs de l’identité. Contrairement à l’école, comme l’ont souligné plusieurs personnes, la culture s’apprend plutôt par l’observation et par l’action.
L’éducation ça commence quand on est dans le ventre, puis à mon tour quand j’ai porté des enfants. C’est très important ces apprentissages-là. On apprend par l’exemple.
Rose-Anna Niquay, Manawan
D’autres personnes ont mis en lumière le risque que constitue le fait de retirer aux parents et aux familles la responsabilité de la transmission culturelle lorsque les activités en ce sens sont uniquement chapeautées par l’école. Certaines organisations autochtones ont adopté des stratégies pour limiter ce risque, tout en tenant leurs activités culturelles dans un cadre scolaire. Une participante a mentionné que dans la plupart des cas la séparation de la responsabilité entre l’instruction scolaire et la culture n’est pas si tranchée, puisque les activités culturelles qui se déroulent à l’école sont valorisées par le personnel enseignant, le milieu scolaire et la direction. À l’inverse, il est plus difficile pour les écoles du réseau québécois et les organisations communautaires autochtones des milieux urbains de valoriser de la même façon la transmission de la culture. Certains exemples d’activités culturelles inscrites dans un cadre pédagogique classique ont été apportés :
- le Centre d’amitié autochtone de Lanaudière a créé des ponts avec quelques écoles publiques de la ville de Joliette pour favoriser un environnement culturellement sécuritaire pour les élèves autochtones (pour en savoir plus consultez le Cahier ODENA 2017-01);
- dans la communauté anicinape de Pikogan, les activités culturelles se tiennent à l’école Migwan, mais sont considérées comme étant des activités communautaires;
- dans la communauté atikamekw de Manawan (à l’instar de nombreuses autres communautés), une semaine est dédiée chaque année à l’enseignement traditionnel sur le territoire. Durant cette période, il y a suspension des enseignements scolaires pour laisser place à des activités culturelles.
Sécurité et protection du lieu d’apprentissage
Plusieurs participantes/participants se sont prononcés en faveur de la mise sur pied de nouveaux espaces, autres que l’école elle-même, pour encadrer la transmission culturelle. Ainsi, une condition propice à l’apprentissage serait de se doter de lieux sécuritaires, autant sur le plan de la sécurité physique que sur le plan de la sécurité pédagogique et émotionnelle en développant des pratiques en phase avec les modes d’apprentissage et d’interaction sociale autochtones. Quelques personnes ont dénoncé le fait qu’il y avait encore beaucoup de maltraitance infligée aux enfants, situations qui ont des répercussions sur les parcours scolaires et l’apprentissage. Les pensionnats ont contribué à cette réalité puisqu’ils n’ont pas assuré la sécurité des enfants, en normalisant en quelque sorte la violence physique, psychologique et sexuelle; des abus qui ont engendré des traumatismes transmis par la suite de génération en génération. Il existe aujourd’hui un sentiment d’urgence afin que les communautés se mobilisent auprès des jeunes, conçoivent des outils pour assurer leur mieux-être et mettent en action les recommandations des commissions nationales, telles que la Commission vérité et réconciliation ou l’Enquête nationale sur les femmes autochtones disparues et assassinées.
Pratiques de sécurisation culturelle
Il existe une spécificité culturelle autochtone dans la manière de transmettre les connaissances. Cette différence devrait s’exprimer à l’école, dans les contenus scolaires, dans l’enseignement de la langue et dans la manière d’encadrer les enfants. Encore une fois, une difficulté vient du fait que les pensionnats autochtones et par la suite le système d’éducation occidental ont occulté les éléments culturels autochtones de l’enseignement. Le personnel enseignant non autochtone n’est généralement pas familier avec l’importance de ces éléments qui sont étroitement reliés les uns aux autres; il n’y a pas beaucoup de place à l’intérieur du système scolaire pour traduire ces liens en stratégies ou pratiques pédagogiques constructives. Pour valoriser les activités culturelles et les valeurs autochtones permettant de renforcer l’identité des élèves, l’école primaire Migwan (Pikogan) a adopté des valeurs basées sur les sept enseignements traditionnels Anicinapek . Dans cette optique, le programme scolaire standard, plutôt construit sur l’apprentissage individuel, se double d’une importante dimension collective.
À l’école [Migwan] on suit le programme [provincial]. Par contre, il y a des activités culturelles qui sont toujours là. Mais c’est communautaire cette partie-là. On est allé avec trois valeurs – le respect, croire à l’enfant, la fierté – pour redonner l’identité à nos élèves
Julie Mowatt, Pikogan
Sur le plan du contenu, le personnel enseignant autochtone a tendance à renforcer l’identité autochtone au travers de ses enseignements. À l’inverse, on note que les non-Autochtones valorisent l’ouverture sur le monde, en ayant recours à des concepts pour lesquels les enfants ont moins de repères et qui recouvrent d’autres réalités. Les concepts doivent alors être expliqués longuement, ce qui peut entraîner des retards dans l’apprentissage. La langue est une source supplémentaire de difficulté puisque le français ou l’anglais sont des langues secondes pour la majorité des élèves autochtones. D’ailleurs, la majorité du personnel enseignant de langue maternelle française ou anglaise parle très vite, ce qui contribue davantage à retarder l’assimilation des concepts par les jeunes. Pour cette raison, il est important de mieux encadrer ces enseignantes/enseignants pour leur rappeler l’importance de parler plus lentement et d’expliquer chacun des termes employés. Finalement le mode de transmission des apprentissages et la façon d’encadrer les enfants sont aussi différents entre les Autochtones et les non-Autochtones. Une participante a observé que les enseignantes québécoises ont tendance à intervenir plus sévèrement auprès des enfants, par exemple en les isolant dans la classe en cas de problème. Elle explique que dans sa communauté, la pratique voudrait que si un enfant est en crise, on intervienne plus doucement auprès de lui, en l’amenant à l’extérieur, en lui expliquant la situation sans le fâcher, puis en le ramenant en classe et en s’assurant qu’il ne soit pas accueilli comme un enfant dérangeant.
Plusieurs des personnes ayant participé à l’atelier ont dénoncé le fait qu’il manque encore beaucoup d’enseignantes/enseignants autochtones dans les communautés; pourtant, elles/ils sont, théoriquement, davantage en mesure de créer des environnements d’apprentissage propices à un cheminement de réussite. On constate aussi que le personnel qui va travailler dans les communautés est souvent très jeune, peu qualifié et rarement sensibilisé aux réalités autochtones. Une formation culturelle devrait être transmise aux futurs enseignantes/enseignants au moment de leur baccalauréat, par exemple au travers de modules de formation où l’on apprendrait à enseigner en contexte autochtone. Pour pallier à ce manque actuel, la communauté de Pikogan a entamé une réflexion sur la façon d’accueillir les enseignantes/enseignants québécois et a mis sur pied une démarche de sensibilisation où on peut s’instruire de l’histoire et des spécificités autochtones. Cette démarche s’inscrit dans une volonté plus large de créer une école à l’image des Autochtones, plutôt que de se faire imposer un cadre par les gestionnaires et les fonctionnaires de l’extérieur.
Atelier thématique : la transmission de la langue
Les participantes/participants du deuxième atelier se sont intéressés au lien entre la culture et la langue, se sont questionnés sur les modalités de transmission des langues autochtones et ont fait état d’initiatives mises en place pour en favoriser l’enseignement.
Culture et identité
À l’instar des échanges qui se sont déroulés dans le premier atelier, la langue a été intimement liée à l’identité et a été positionnée comme un symbole de résistance dans un contexte de culture minoritaire. Les participantes/participants ont dénoncé toutefois le fait que leurs langues soient considérées par l’État comme folkloriques; de cette manière, elles ne font pas l’objet de l’enseignement nécessaire à leur maintien et à leur transmission. Pour les participantes mexicaines, la langue autochtone est perçue comme un élément unificateur qui contribue à la fierté culturelle. La langue permet aussi de mieux comprendre l’environnement et la culture et d’assurer à la fois la continuité collective et la défense du territoire. Cependant, la langue espagnole est tellement répandue et facile à apprendre que plusieurs personnes n’apprendront jamais leur langue autochtone.
J’ai entendu beaucoup de langues autochtones à cet événement qui m’ont fait prendre conscience de la diversité des langues. C’est une beauté à conserver. Chaque peuple ou communauté doit servir à l’éducation de leurs enfants. J’aimerais avoir l’opportunité de m’exprimer comment on est chanceux que nous sommes dans l’Année internationale des langues autochtones [UNESCO]. Nous sommes fiers d’en faire partie.
Margot Mowatt, Pikogan
On a aussi observé qu’il y a une rupture dans la transmission de la langue au sein des communautés alors que la génération plus âgée a généralement une bonne maîtrise de la langue, ce qui n’est pas le cas chez les plus jeunes. Cela peut s’expliquer par le fait que l’apprentissage de la langue est complexe, mais aussi parce qu’il y a une perte de fierté culturelle et identitaire. Même si l’on met beaucoup d’énergie sur les langues autochtones à l’école il faut, en parallèle, travailler sur la fierté identitaire à la maison.
Initiatives pour l’enseignement et la protection de la langue
Les changements sociétaux, tels que le déclin des relations intergénérationnelles au sein des familles ou la primauté du français et de l’anglais dans l’enseignement, compliquent la rétention et la transmission de la langue; les participantes/participants ont souligné qu’un fondement culturel solide est essentiel à l’acquisition des compétences contemporaines du vivre-ensemble.
Il existe un problème dans la façon dont l’enseignement des langues autochtones s’inscrit dans les curriculums en vigueur. Plusieurs estiment que nous sommes arrivés à un moment critique où il faut s’engager fermement dans la préservation des savoirs autochtones, tant à l’école que dans la famille. Diverses initiatives favorisant l’enseignement et la transmission des langues autochtones sont déjà à l’œuvre.
- Un des participants a appris sa langue très jeune à la maison. Il apprenait le français avec son père avant 8h, et l’innu avec sa mère après 8h. Il trouve important d’établir une structure et un cadre propice à l’apprentissage et souhaite reprendre la même méthode avec ses petits-enfants.
- Les Abénaquis (Waban-Aki) expliquent vivre une situation différente, alors que 90 % de leur population réside à l’extérieur de leurs communautés territoriales. Il existe des manuscrits, des enregistrements et des documents, mais il n’y a pas de matériel pédagogique. Pour cette raison, une participante a fait traduire des lettres personnelles, pour les avoir en français et en abénaki. Plusieurs efforts sont investis à Odanak pour régénérer la langue. Par exemple, les noms de rues et des chansons sont traduites en abénaqui. Un professeur québécois a appris la langue et contribue maintenant à l’enseigner. Des locutrices/locuteurs ont atteint un assez bon niveau et sont en mesure d’échanger sur Facebook, mais un besoin se fait sentir pour avoir recours à une expertise de l’extérieur.
- Chez les Naskapi, le Conseil de bande a été consulté dès 1975 pour le développement d’un curriculum d’apprentissage de la langue naskapi. Une des participantes a contribué à développer ce curriculum et l’a enseigné pendant 43 ans. La langue est enseignée de la prématernelle jusqu’à la 13e année et toutes les matières sont enseignées en naskapi.
- À Mashteuiatsh, une application web a été créée pour apprendre la langue ilnu. Des ateliers de conversation sont obligatoires pour les fonctionnaires de l’administration locale et du temps est alloué pour apprendre la langue au travail. Il a été possible d’intégrer la langue à l’école, avec l’approbation du ministère de l’Éducation. Il y a aussi des journaux et des médias sociaux bilingues (ilnu-français), mais il est difficile de savoir si les gens les lisent. Il est important de créer des répertoires de savoirs culturels, à la radio et en vidéos, puisque c’est ce qui touche vraiment les gens.
- Au CESDER, il y a un programme de protection de la langue nahuatl qui permet de lutter contre l’oppression et de transmettre la langue et la culture aux jeunes générations.
Atelier thématique : le territoire comme lieu de transmission
Dans le cadre du troisième atelier, les participantes/participants ont exploré le lien entre le territoire et la transmission des savoirs. La dépossession territoriale qui a entraîné une perte linguistique et culturelle a été identifiée comme étant l’élément principal des enjeux associés à la transmission des savoirs en contexte autochtone. Les participantes/participants ont mis de l’avant plusieurs pistes de réflexion pour recentrer le territoire au sein d’une démarche de transformation éducative.
Territoire, langue, culture
En tant que composante active de l’organisation sociale, le territoire est considéré comme lieu privilégié d’apprentissage et source de savoirs; le lieu où se forme le capital culturel de chaque personne. Le territoire est la pierre angulaire de la langue et de la culture qui ont été développées et préservées au travers de la relation qu’entretiennent les Autochtones avec la terre et la nature (composée d’êtres animés et inanimés). Cette relation s’exprime le plus clairement dans la toponymie autochtone qui permet de transmettre des informations relatives aux territoires de chasse et de pêche traditionnels, aux généalogies des familles et des clans, aux évènements historiques d’importance pour les Premières Nations et aux routes ancestrales (historique de la mobilité), pour en nommer quelques exemples.
Education is very very important. We are all teachers. Even that little child. Some of us, we study to teach, in the institution. And the traditional knowledge of the world tells us learning and healing is one. We come in this earth to learn and to teach each other. We forgot that. Learning and healing never ends. We are born to learn and as we learn we are healing ourselves and it doesn’t end until we leave. It never ends.
Larry House, Chisasibi
En tant qu’ancrage de l’histoire et de la mémoire, le territoire joue un rôle prioritaire dans la transmission, la régénération et la mobilisation des savoirs. Aujourd’hui les jeunes passent la plupart de leur temps à l’école, « enfermés entre quatre murs », alors qu’auparavant l’enseignement et la transmission des savoirs se faisaient sur le territoire, en famille élargie. Ainsi, le territoire est le creuset de pédagogies culturellement ancrées et de modes de transmission intergénérationnelle qui utilisent la langue et s’appuient sur les valeurs et principes culturels autochtones; des modalités constitutives du sentiment d’appartenance et de l’identité individuelle et collective.
La déterritorialisation du savoir
Les participantes/participants ont rappelé de quelle manière les découpages cartographiques au service du projet colonial ont historiquement déterritorialisé et marginalisé les Peuples autochtones pour faire place aux entreprises d’exploitation des ressources. Cette perte de territoire a, à son tour, affecté l’autorité des détentrices/détenteurs de savoirs et celle des leaders, a dévalorisé les connaissances autochtones et a ébranlé le socle sur lequel reposait la responsabilité des familles en ce qui a trait à l’éducation de leurs enfants. Plusieurs ont reconnu la continuation des structures et des configurations coloniales dans le système néolibéral contemporain, alors que l’industrie extractive supportée par l’État perpétue non seulement une dominance économique mais détourne aussi le sens premier du territoire. Plusieurs exemples ont abordé les enjeux de la dépossession territoriale contemporaine qui s’appuie sur la négation des savoirs autochtones relatifs à l’environnement. Les femmes notamment sont davantage marginalisées dans la gouvernance territoriale suite à l’imposition d’un patriarcat absolu à travers les applications de la Loi sur les Indiens.
De nombreuses personnes ont souligné les conséquences émotives et relationnelles de cette aliénation territoriale, qui entraîne non seulement une perte linguistique et culturelle, mais qui nuit au mieux-être (mental, émotionnel, physique et spirituel) individuel et collectif. Des participantes/participants ont expliqué comment le partage de la juridiction territoriale affecte « le sentiment d’avoir un chez-soi propre » : la vie en réserve/communauté est considérée comme « appartenant au fédéral », la présence en ville ou « sur l’autoroute » est du ressort du provincial et le territoire ancestral constitue le seul espace où les individus se sentent Autochtones à part entière. Ainsi, la sédentarisation forcée, les écoles résidentielles, l’imposition des lois et des politiques assimilatrices ont altéré la manière dont le territoire était imaginé, ressenti, conçu et utilisé. Il importe, en conséquence, d’envisager une mobilisation renouvelée des savoirs, en phase avec les aspirations et les priorités autochtones, afin de contribuer à transformer l’univers de l’éducation.
Éléments d’un processus transformationnel en éducation
Un premier élément d’une transformation éducative serait la reconnaissance de l’interdépendance entre territoire et savoirs qui apparaît vitale pour la transmission des connaissances et la continuité culturelle. Comme l’ont mentionné plusieurs personnes, la décolonisation et la reconstruction sociale exigent de rebâtir des relations interpersonnelles, intragénérationnelles et intergénérationnelles; des manifestations qui passent par la réappropriation des territoires et la régénération des savoirs et des cultures propres à chaque groupe.
On ne peut pas préparer les enfants pour le futur s’ils ne sont pas préparés pour le présent, s’ils n’ont pas les habiletés pour vivre dignement aujourd’hui.
Alejandro Marreros Lobato, CESDER
La reconnexion avec le territoire, et donc la régénération des systèmes de savoirs, devraient favoriser un recentrage des valeurs, des principes et des pratiques autochtones dans la sphère éducative. Le rétablissement de relations éthiques susceptibles de guider les réponses aux réalités contemporaines constitue un deuxième élément de cette transformation souhaitée. Souvent exprimées à l’image d’une constellation des responsabilités et des obligations, ces relations éthiques assurent la continuité collective et culturelle en privilégiant le rôle central des détentrices/détenteurs de savoirs, le respect de la diversité, la prise en compte des capacités relationnelles des individus et la protection de structures sociales autochtones.
Des personnes l’ont clairement exprimé : « apprendre c’est défendre ». En renforçant les structures sociales autochtones qui priorisent et valorisent une démarche autodirigée et autogouvernée par le groupe, on peut envisager une action collective œuvrant à la transformation sociale, politique et culturelle des sociétés autochtones. Ultimement, la reterritorialisation de l’apprentissage contribuera à renforcer l’identité et à créer des conditions propices à l’affirmation des droits des Peuples autochtones.
Stratégies éducatives au CESDER
Le Centro de Estudios para el Desarrollo Rural (CESDER) est une organisation non gouvernementale fondée en 1982 dans la communauté nahuatl de San Andrés Yauitalpan, au nord de l’État de Puebla (Mexique). Parmi plusieurs initiatives, le CESDER offre un programme de baccalauréat et de maîtrise, selon une approche axée sur l’éducation coopérative. L’institution offre ses enseignements dans les classes mais aussi dans les communautés et entretient une double mission qui combine éducation et innovation sociale.
Dialogue des savoirs
La première stratégie éducative du CESDER est de valoriser les savoirs et les façons d’apprendre déjà détenus par les étudiantes/étudiants. En mettant les savoirs en commun, les complémentarités peuvent être identifiées et ensuite renforcées. Cette stratégie d’apprentissage passe donc par une meilleure connaissance du territoire et de la culture. Le CESDER encourage les étudiantes/étudiants à s’intégrer dans la vie quotidienne de leurs communautés respectives : observation des fêtes et des cérémonies, séances de partage avec les aînées/aînés, inventaire des contes et légendes, apprentissage de la langue.
Il est aussi important de faire alterner les travaux pratiques et la production académique dans les agendas. Les étudiantes/étudiants ne passent pas toute la journée à lire ou à écouter une enseignante ou un enseignant. Il importe de travailler dans les jardins, d’élever les porcs et les lapins, de contribuer à la reforestation et de cultiver les végétaux. En combinant la pratique et la théorie, il est possible d’apposer un contenu concret aux concepts académiques.
L’éducation coopérative
Le CESDER a été pensé comme un lieu d’expression collaborative, au sein duquel les étudiantes/étudiants forment une communauté apprenante et prennent en charge leur propre cheminement scolaire. Tous les programmes du CESDER sont conçus pour permettre aux étudiantes/étudiants de se retrouver une fois par mois, du dimanche au samedi, sur le site même où elles/ils vivent ensemble dans une auberge qu’elles/ils partagent avec quelque 80 personnes. Toutes et tous reçoivent un guide qui oriente le travail à accomplir sur le site du CESDER même, mais aussi lorsqu’elles/ils retournent dans leurs communautés d’origine. Dans l’auberge, les étudiantes/étudiants apprennent à vivre en collectivité, échangent des savoirs et participent aux activités nécessaires au fonctionnement du lieu et à la subsistance de tout le groupe. L’auberge est un lieu très simple, qui ne ressemble pas aux grandes universités, mais qui permet de remplir la mission éducative du centre.
Parfois, même lorsque les communautés sont très proches, il n’y a pas beaucoup de contacts entre elles, alors l’existence de l’auberge permet de créer de nouveaux liens et d’acquérir de nouvelles compétences. Par exemple, il est possible pour les hommes d’apprendre des rôles qui seraient habituellement dédiés aux femmes et vice-versa. C’est aussi un lieu qui favorise l’apprentissage du vivre-ensemble et la prise d’autonomie, puisque les étudiantes/étudiants doivent s’acquitter de plusieurs responsabilités. Lorsque certaines personnes ne respectent pas les règles, le groupe doit décider des mesures qui seront alors mises en œuvre pour y remédier. Ce mode de fonctionnement permet aussi de préserver la dignité des étudiantes/étudiants autochtones, puisqu’elles/ils ne sont pas soumis à un programme prédéterminé; elles/ils ont plutôt la possibilité de concevoir au fur et à mesure leur propre apprentissage.
La recherche étudiante au Colegio de Michoacán
Une étudiante et un étudiant autochtones du Colegio de Michoacán ont aussi participé au Forum et ont eu l’occasion de présenter leurs travaux de maîtrise.
Fatima Gregorio Cipriano : Impacts du kaxumpikua pour les femmes purépecha
Fatima est une étudiante purépecha qui poursuit ses études de maîtrise en anthropologie. Elle souhaite comprendre ce qu’est être jeune aujourd’hui, sans pour autant rejeter le rôle et la place des aînées/aînés.
Elle place au cœur de sa réflexion le concept de kaxumpikua, le « devoir-être », qui signifie se comporter de façon exemplaire et savoir agir dans les rituels et dans les modes de vie autochtones. Les anciennes/anciens de sa communauté disent que les jeunes ne sont plus kaxumpikua. Une manifestation concrète de cette problématique est que les femmes ne se marient presque plus. Traditionnellement, l’âge du mariage pour les femmes était entre 15 et 20 ans mais, aujourd’hui, elles se questionnent par rapport à cette réalité et sur ses conséquences sur le plan de la sexualité, du statut et de l’autonomie. Pour explorer le sujet, Fatima a fait des entrevues avec quelques personnes. Plusieurs des femmes interrogées ont dit qu’elles aimaient les traditions, mais qu’elles n’étaient pas à l’aise avec l’obligation de se marier aussi jeunes. Plusieurs d’entre elles préfèrent même quitter la communauté.
Eleazar Valle Pineda : revendiquer le capital culturel hñähñu
Eleazar est un étudiant hñähñu poursuivant aussi ses études de maîtrise en anthropologie. Il s’intéresse aux stratégies de socialisation des étudiantes/étudiants autochtones en milieu académique et aux opportunités que la recherche offre pour soutenir les initiatives communautaires d’affirmation culturelle et linguistique.
Très critique face au système scolaire mexicain, qu’il considère déconnecté et offrant un enseignement sans contexte, il mentionne avoir grandi dans des conditions peu propices à l’apprentissage : de façon solitaire, dans une famille pauvre et en détestant l’école. Lorsqu’il a commencé à étudier en anthropologie, il s’est demandé comment des personnes comme lui, sans capital culturel, font pour persévérer dans leurs études. Il a observé que les personnes issues de sa communauté ont parfois des lacunes sur le plan académique, mais qu’elles apprennent de leur vie en société. Ces personnes se créent d’autres stratégies de socialisation. Pour cette raison, son projet de maîtrise s’inscrit dans une posture de revendication. Avec des collègues issus de différents groupes autochtones du Mexique, il travaille à partir de discussions ethnographiques pour comprendre comment chaque personne peut récupérer certains éléments de sa culture et de sa communauté, se positionner comme autochtone et répondre aux institutions coloniales : nous sommes ici, nous restons ici, et nous n’allons nulle part ailleurs.
Partages culturels
Plusieurs activités de partage culturel ont été organisées durant le Forum. Le groupe de joueurs de tambours et danseurs traditionnels Screaming Eagles de Pikogan a fait une démonstration de danses et chants. Denis Vollant (Innu de Uashat) et Charles-Api Bellefleur (Innu de La Romaine) ont présenté un atelier sur le tambour traditionnel et les chants innus. Carine Valin et Jean-Pierre Verreault, ilnu de Mashteuiatsh, ont préparé des plats traditionnels et des breuvages médicinaux. L’artiste traditionnel anicinabe, Alexis Weizineau, a fabriqué sur place plusieurs produits d’artisanat. De jeunes abénaquis, Charlotte Gauthier-Nolett et Pierre-Alexandre Thompson, ont présenté le projet Niona, une initiative de production et diffusion de la culture abénakise par le biais des nouvelles technologies. Fatima Gregorio Cipriano a présenté les habits traditionnels purépecha de sa région. La séance de fabrication de la bannique organisée par Denis Vollant fut une opportunité de réflexion sur l’apprentissage des savoir-être fondamentaux dans les cultures autochtones : patience, écoute, respect, entraide.
Du Mexique au Canada, de Montréal à Kawawachikamach, de Pikogan à Pessamit, les enjeux de la transmission et de la mobilisation des savoirs autochtones dans le système d’éducation démontrent à quel point l’école est en rupture avec les cultures autochtones. Liée à l’historique colonial de l’Amérique du Nord, comme de l’Amérique du Sud, cette rupture se fait sentir aujourd’hui dans les curriculums scolaires, dans les pédagogies classiques occidentales, ainsi que dans l’isolement des étudiantes/étudiants de leurs territoires ancestraux et familiaux. Alors que les processus de colonisation du nord au sud et du sud au nord ont pris plusieurs formes, les participantes/ participants au Forum interactif Kapakan sur les savoirs autochtones ont identifié des fils conducteurs, tels que la perte des langues autochtones, l’affaiblissement des relations intergénérationnelles et la déresponsabilisation des communautés face à l’éducation de leurs enfants.
On ne peut enseigner que ce que l’on connaît. Si on ne connaît pas la culture, on ne peut pas vraiment l’enseigner. Ça demande d’autres mesures et il faut les définir avec les gens. La manière d’enseigner doit se faire avec les aînés, il faut les impliquer dans l’apprentissage.
Carole Lévesque, INRS
Si l’école est devenue avec le temps un espace d’aliénation, d’autres espaces et lieux d’apprentissage se sont construits à partir des communautés territoriales autochtones où la transmission des connaissances a pour fonction première de retisser les relations sociales, de préserver la culture et de faire revivre l’identité et le sens d’appartenance. En employant des modes d’éducation à la fois formels et informels, ces multiples initiatives autochtones reposent sur une vision compréhensive et élargie de la réussite scolaire, tout autant que de la réussite éducative tout au long de la vie, et visent le bien-vivre et le mieux-être individuel et collectif. Par conséquent, une mobilisation des connaissances enracinée dans les valeurs culturelles pourrait permettre de répondre aux priorités contemporaines, ouvrirait de nouvelles pistes d’action et de solidarité entre les Peuples autochtones d’une part, et entre les sociétés autochtones et non autochtones d’autre part, dans un esprit de réconciliation et d’équité culturelle.
Le rassemblement de juillet 2019 a permis de constater que la culture autochtone est toujours active dans l’univers des personnes des Premières Nations du Québec et chez les jeunes autochtones venus du Mexique. Ce constat permet de croire à un ensemble de liens entre nous dans les manières d’agir, de penser ou de partager. À la lumière de cette situation notre espoir est de continuer de préserver la culture.
Margot Mowatt, Pikogan
Merci aux participants/participantes: Suzy Basile, Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue; Irene Bearskin House, Cree Women of Eeyou Istchee Association; Charles-Api Bellefleur, La Romaine; Diane Caouette, Traductrice; Chaffee Judith, CESDER; Catherine Charest, Regroupement des centres d’amitié autochtones du Québec; Édith Cloutier, Centre d’amitié autochtone de Val-d’Or; Beverly Cox, Chisasibi; Nancy Crépeau, Université Ottawa; Laurence Desmarais, INRS; Marie-Ève Drouin-Girard, Interprète; Yvon Dubuc, Montréal; Noat Einish, Naskapi Development Corporation; Justine Gagnon, Université Victoria; Fatima Gregorio Cipriano, El Colegio de Michoacán; Asunciona Hernández Rosales, CESDER; Eric House, Chisasibi; Larry House, Chisasibi; Francis Ishpatau, Tshakapesh; Alice Jérôme, Pikogan; Oscar Kistabish, Centre d’amitié autochtone de Val-d’Or; Jocelyne Kistabish-Thomé, Matagami; Jacques Kurtness, Mashteuiatsh; Mario Labbé, Kinawit; Roxane Labbé, Kinawit; Florent Laperrière, Université de Fribourg; Élisha Laprise, Fondation Lucie et André Chagnon; Carole Lévesque, INRS; Marielle Lévesque, Communidée-Services alimentaires; Renée Lévesque, Communidée-Services alimentaires; Stephan Maillot, Technicien; Rose Mapachee, Pikogan; Tom Mapachee, Pikogan; Alejandro Marreros Lobato, CESDER; Agnes McKenzie, Naskapi Development Corporation; Andrea McLeod, Cree Women of Eeyou Istchee Association; Viviane Michel, Femmes Autochtones du Québec; Julie Mowatt, École Migwan; Margot Mowatt, Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue; Natasha Blanchet-Cohen, Université Concordia; Rose-Anna Niquay, Manawan; Charlotte Nolett, Odanak; Hélène O’Bomsawin, Alma; Nicole O’Bomsawin, Odanak; Amelia Orellana, Interprète; Eddy Pashagumskum, Chisasibi; Emmanuelle Piedboeuf, INRS; Magalie Quintal-Marineau, INRS; Thérèse Quitich, Manawan; Dominique Raby, El Colegio de Michoacán; Ioana Radu, INRS; Luc Robitaille, Technicien; Patricia Rossi, Fondation Lucie et André Chagnon; Ignacia Serrano Arroyo, CESDER; Hélène St-Onge, Pessamit; Doris St-Pierre, Traducteur; Pierre Alexandre Thompson, Odanak; Nathalie Tran, INRS; Marie Tshernish, Tshakapesh; Carine Valin, Mashteuiatsh; Eleazar Valle Pineda, El Colegio de Michoacán; Jean-Pierre Verreault, Mashteuiatsh; Denis Vollant, Uashat.